Le rassemblement de ce soir a permis à une soixantaine de personnes de se retrouver, dont le Maire d'Abbeville, le député et le Conseiller Général d'Abbeville sud.
Ci dessous, le texte prononcé par Gilles Larivière, Président de la section abbevilloise de la LDH :
RASSEMBLEMENT À LA MÉMOIRE DU CHEVALIER LA BARRE (1er JUILLET 2009)
Nous sommes aujourd'hui une nouvelle fois rassemblés pour un hommage à la mémoire du chevalier la Barre à l'appel Ligue des Droits de l’Homme, du Parti Communiste Français, du Parti Socialiste, du Parti Radical de Gauche - Cercle Pierre Mendès-France, du Nouveau Parti Anticapitaliste et des structures locales de la FSU, de l’UNSA, de la CGT, de la CFDT et de la FCPE.
Je remercie les organismes qui appellent à la manifestation de ce soir pour la confiance qu'ils ont à nouveau accordée à la Ligue des Droits de l'Homme en lui confiant le soin de porter la parole commune.
Jean-François Lefebvre de la Barre fut victime de l'intolérance religieuse et sociale d'une France dont la monarchie, fondée sur l'alliance avec l'Église catholique, vacillait déjà sous l'effet du développement de la pensée des "lumières" : on sait que Voltaire a tenté de défendre la Barre et que son Dictionnaire philosophique a été brûlé en même temps que la dépouille du Chevalier ; la Barre fut aussi victime d'une machine politico-juridique affolée par les remises en question dont elle était l'objet ; son exécution à grand spectacle devait aussi détourner le regard du peuple qui commençait parfois à entrevoir la possibilité d'une autre organisation politique et sociale.
L'anniversaire de son exécution, le 1er juillet 1766, est chaque année pour nous l'occasion de redire publiquement notre attachement au principe de laïcité et à la défense des libertés publiques.
Le principe de laïcité de l'État ne cesse d'être remis en question et très souvent depuis quelques années par ceux qui devraient en être les garants.
Je mentionnerai d'abord des faits qui pourraient paraître anecdotiques mais qui semblent très révélateurs d'un état d'esprit inquiétant. Après la récente catastrophe aérienne du vol Rio-Paris, le ministre des transports venu confirmer le drame aux familles des passagers leur affirma qu'ils n'avaient plus qu'à prier … ce que fit quelques jours après le président de la République au cours d'une cérémonie en hommage aux victimes à laquelle il assistait es-qualité à Notre Dame de Paris. Aux quelques protestataires, il a été répondu que des cérémonies avaient aussi été organisées dans une synagogue et dans une mosquée. Devons-nous en conclure que les athées, les agnostiques ou ceux qui appartiennent à d'autres religions n'ont pas droit à la considération de la République ? Faudrait-il afficher une appartenance religieuse pour avoir le droit de cité ?
Dans le domaine de l'enseignement, le décret du 16 avril 2009 entérine l'accord du 18 décembre 2008 sur la reconnaissance des grades et diplômes de l'enseignement supérieur délivrés par les établissements dépendant de la Congrégation pour l'éducation catholique, c'est à dire du Vatican. Cet accord porte bien évidemment atteinte au principe de laïcité, et de deux manières puisqu'il va à l'encontre du monopole de l'État, seul garant de neutralité en matière de diplômes, mais il introduit également une discrimination entre les religions, puisqu'il n'en concerne qu'une seule ! En outre, sa procédure de mise en œuvre par décret est contraire aux dispositions de la Constitution qui prévoit que seule une loi peut modifier une loi antérieure, ce qui aurait dû être le cas ici. C'est pour ces raisons que la Ligue des Droits de l'Homme et la Ligue de l'Enseignement ont déposé un recours auprès du Conseil d'État contre cet accord. Le député de l'Aisne Jacques Desallangre a initié un combat dans le même sens au sein du Parlement. Voilà une bataille que les défenseurs de la laïcité semblent en mesure de gagner car leurs arguments sont nombreux et fondés !
Le 85ème Congrès de la LDH réuni il y a exactement un mois au Creusot avait choisi pour thème principal : "société de surveillance, vie privée et liberté". Le sujet est en effet particulièrement préoccupant, tant les progrès des technologies de l'information ont accru démesurément les moyens techniques du contrôle social.
La vidéosurveillance, qui place chaque citoyen en situation de suspect permanent, est en plein développement en France, les maires des villes sont soumis aux pressions conjointes du gouvernement et des fabricants de matériel pour installer des dispositifs sur la voie publique ; 2 à 3 millions de caméras seraient installées dans notre pays alors que leur efficacité dans la lutte contre la délinquance est sérieusement mise en doute : aux États-Unis, en 2002, certaines grandes villes constataient que la vidéosurveillance s’avérait moins efficace que ce que les autorités fédérales pensaient initialement. C’est ainsi que des villes telles qu’Atlantic City, Miami ou Mount Vernon ont purement et simplement abandonné l’usage systématique de caméras vidéo. En Grande Bretagne, le constat est sensiblement identique, même si le maintien du dispositif demeure encore important dans ce pays. Un rapport de septembre 2006 de l’équivalent de la Cnil est éloquent : outre le fait de rappeler le budget consacré à la mise en place de ces caméras au cours des dix dernières années, il rappelle que l’étude du ministère de l’Intérieur a prouvé que les projets de caméras de vidéosurveillance qui ont été évalués avaient en général peu d’impact sur les niveaux de criminalité.
Le fichage, traditionnel outil du contrôle social depuis le XVIIe siècle, a vu accroître ses potentialités de manière considérable avec les capacités nouvelles de stockage et d'interconnexion offertes par l'informatique. Le STIC (système de traitement des infractions constatées), est une méga-base de donnée interconnectant les fichiers policiers et répertoriant toute personne ayant été concernée par une procédure judiciaire (crimes, délits et contraventions diverses et variées), il mêle coupables, suspects innocentés, victimes et simples témoins et contiendrait 33 millions de fiches ! D'après la CNIL et de l'aveu même des responsables, sa mise à jour n'est que très rarement effectuée et il comporterait des erreurs nombreuses ! L'action militante a fait reculer le pouvoir dans le cas du fichier "Base élèves" : les données les plus controversées ont été abandonnées. Le fichier EDVIGE, relatif à la sécurité, qui devait recenser entre autres les personnes "susceptibles de troubler l'ordre public" a été abandonné sous la pression militante, mais il a été remplacé par un autre projet, EDVIRSP, à peu près équivalent ! Seule une action citoyenne forte et des instances de contrôle aux pouvoirs renforcés semblent capable de défendre les libertés publiques face à des entreprises potentiellement aussi dangereuses.
Je ne m'attarderai pas aujourd'hui sur d'autres technologies émergeantes dont on ne fait encore qu'envisager l'utilisation massive et qui alimentent nos craintes en raison de leur potentiel liberticide. Je pense aux techniques de la biométrie déjà largement à l'œuvre avec le relevé des empreintes ADN mais appelées à se développer avec la "biométrisation" des documents d'identité. Les puces RFID remplaceront bientôt les codes-barres sur les marchandises et permettront un traçage du consommateur bien au-delà de la caisse des magasins. Je pense également aux nanotechnologie qui permettront de "marquer" de manière invisible et incontrôlable les objets comme les individus.
Il ne s'agit pas pour nous de rejeter les progrès des techniques, mais de réfléchir à leur utilisation et d'imposer un contrôle citoyen pour éviter un emploi liberticide.
La tâche est ardue dans le contexte actuel dominé par l'idéologie sécuritaire. Le fantasme du "risque zéro" en matière de sécurité et la nécessité de lutter contre le terrorisme ont transformé un légitime devoir de l'État d'assurer la sécurité des citoyens en une véritable frénésie sécuritaire qui, faute d'atteindre les objectifs qu'elle prétend viser, porte gravement atteinte aux libertés publiques.
Vous avez sans doute à l'esprit la mésaventure de cet abbevillois, relatée par la presse locale et nationale, qui, pour avoir reçu un SMS suspect (en fait une plaisanterie d'un camarade), a été gardé à vue pendant 24 heures. Cet épisode navrant met en lumière deux aspects de l'État sécuritaire contre lequel nous nous insurgeons : le champ de la vie privée se réduit de manière insidieuse dans notre pays. Outre la multiplication des caméras de surveillance et la prolifération des fichiers, le développement de la téléphonie mobile et de l'Internet permettent de surveiller l'ensemble des citoyens à leur insu. Comment comprendre que l'on ait pu violer le secret de la correspondance pour porter le contenu d'un SMS à la connaissance du parquet ? La notion de "devoir de délation" a-t-elle à ce point pénétré les esprits ? La réaction policière suscite également des questions. N'a-t-on pas largement dépassé ce qui est nécessaire à une légitime assurance de sécurité ? Fallait-il faire subir 24 heures d'humiliation à un citoyen qui n'avait rien à se reprocher pour établir qu'il s'agissait bien d'une plaisanterie ? Ne s'agit-il pas plutôt ici d'intimidation destinée à accréditer l'idée que tous nos concitoyens sont des suspects potentiels et que tous les suspects sont, en fin de compte, un peu coupables ?
La procureure de la République d'Auch a brillamment confirmé cette hypothèse : interrogée sur l'intervention musclée de 16 gendarmes avec 2 maîtres-chiens dans une classe de collège fin 2008, elle a répondu que "ça crée une bonne insécurité" ! Une "bonne insécurité", voilà le maître mot et la clef pour comprendre l'attitude de la police et de la justice !
Les enfants ne sont pas épargnés : l'opération mentionnée à l'instant semble faire partie des usages dans le Gers : la FCPE locale ne recensait pas moins de 23 interventions de ce type en 2008 ! Ailleurs, il a fallu six policiers avec deux voitures pour arrêter à l'insu de leurs parents et de leurs enseignants deux dangereux individus de 6 et 10 ans suspectés d'avoir dérobé un vélo !
N'oublions pas que l'on avait naguère, en 2006, lancé l'idée de repérer les délinquants potentiels dès l'école maternelle. Là encore, cette velléité a été mise en échec par l'action militante d'un collectif qui a organisé la pétition "pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans".
Il faut dire aussi qu'après avoir supprimé en quelques années des dizaines de milliers de postes dans l'Éducation Nationale, c'est à dire diminué la présence d'adultes proches des élèves et capables de résoudre bien des problèmes, non seulement on intervient dans les classes avec des chiens, mais on propose d'institutionnaliser la présence de la police au sein des établissements et d'installer des portiques de sécurité pour éviter que les élèves introduisent des armes dans les écoles ! Cette logique n'est pas la nôtre !
L'État sécuritaire, c'est 18 lois sur la sécurité votées depuis 2001, c'est 116 modifications du code pénal entre le 1er janvier 2002 et le 18 juillet 2008 ! C'est 600 000 citoyens placés en garde à vue en 2008 contre 300 000 en l'an 2000 !
L'introduction de nouvelles lois ou une nouvelle interprétation des anciennes permettent des poursuites inédites.
C'est ainsi que les actions militantes sont de plus en plus visées et assimilées à de la délinquance.
Nous avons tous à l'esprit ces deux exemples largement médiatisés de poursuites contre un citoyen qui avait brandi une pancarte "casse toi pov'con" sur le passage du président de la République ou contre cet autre qui avait crié "Sarkozy je te vois " lors d'un contrôle de police.
Un délit de solidarité a été créé par l’article L622-1 du Code d’Entrée et de Séjour des Étrangers (loi dite CESEDA). Des militants associatifs venant en aide à des étrangers en situation irrégulière subissent au quotidien des intimidations, sont placés en garde à vue et parfois poursuivis. À ce propos, je voudrais citer Christiane Taubira devant l'Assemblée Nationale en avril dernier, elle s'adressait au ministre en ces termes : "Vous avez, en réalité, besoin de cette disposition comme d’un instrument pour faire prévaloir l’arsenal conçu par le Gouvernement pour servir la psychose quantophrénique : du chiffre, du chiffre et encore du chiffre ! Ce faisant, monsieur le ministre, vous réduisez le droit à la force, vous l’encanaillez en y cultivant la perfidie d’une menace mesquine. Vous le fragilisez en y maintenant de l’insécurité. […] Vous malmenez le contrat social, vous égratignez le pacte républicain."
Autre délit de solidarité : le lundi 24 novembre 2008, le tribunal de police de Paris a condamné le DAL à 12.000 euros d'amende pour avoir commis une infraction de 4e catégorie en ayant "embarrassé la voie publique en y laissant des objets", il s'agissait de tentes pour les SDF groupées dans une rue de Paris afin d'attirer l'attention sur les problèmes de logement.
Le tout sécuritaire sert aussi de cadre à une répression accrue de l'action syndicale. Les exemples sont malheureusement très nombreux où des actions revendicatives sont assimilées à des comportements délinquants. Le droit de grève est de plus en plus encadré et les initiatives syndicales considérées comme abusives. C'est ainsi que Ryanair a porté plainte pour "grève illégale" contre la CGT en juin 2008 ; c'est ainsi qu'en janvier dernier, la SNCF a porté plainte contre des syndicats et des conducteurs de trains pour "exercice abusif du droit de grève".
L'État sécuritaire, c'est aussi des prisons surpeuplées et des conditions de détention inhumaines. La France a supprimé la peine capitale et il n'existe pas de torture institutionnelle, mais on subit des sévices et on meurt beaucoup dans nos prisons ! Depuis le 1er janvier dernier, on y dénombre 72 suicides et morts suspectes ! On y meurt aussi de maladie faute de soins suffisants. On y meurt aussi parfois victime de codétenus dont le cas relève plus de la psychiatrie que du régime pénitencier. Je pense à cet homme de 26 ans incarcéré pour infraction au code de la route à la prison de Rouen, égorgé par son codétenu en septembre dernier. Dans son discours récent à Versailles, M. Sarkozy reconnaissait que l'état de nos prisons est "une honte pour la République". Nous partageons en cela tout à fait son point de vue, mais nous regrettons qu'il ne s'interroge pas sur la politique qui a mené à cette situation, car il en est le principal initiateur !
La situation des libertés publiques en France est alarmante. Les régressions sont souvent amenées de façon insidieuse et présentées comme des "progrès" par le pouvoir et les médias qui se font les propagateurs de l'idéologie sécuritaire. Le scénario habituel est bien connu : un fait divers monté en épingle est supposé démontrer la nécessité d'une nouvelle loi ou de nouvelles mesures liberticides.
On a cependant constaté dans un passé récent que des initiatives citoyennes peuvent faire reculer le pouvoir. La création de collectifs à l'origine de pétitions nationales et d'interpellation des élus a montré son efficacité. C'est dans ce type d'action que nous plaçons nos espoirs.
Je voudrais mentionner à ce propos une initiative toute récente : un communiqué du 29 juin annonçait la création d'un Collectif Liberté Égalité Justice (CLEJ) regroupant des associations, des partis politiques et des syndicats. Ce collectif s'est donné pour tâche de s'opposer au projet de loi déposé par M. Estrosi visant à "renforcer la lutte contre les violences de groupes" qui apparaît comme une résurgence aggravée de la tristement fameuse "loi anti-casseurs" dont on sait qu'elle s'est avérée inefficace en matière de lutte contre la délinquance mais très dangereuse pour les libertés publiques. Souhaitons la réussite de cette entreprise à laquelle nous ne manquerons pas d'apporter notre soutien, la plupart des organisations présentes ce soir sont d'ailleurs membres du collectif au niveau national.
Il me serait difficile de terminer cette intervention sans évoquer tous ceux qui, dans le monde, combattent pour les libertés publiques, dans des contextes souvent épouvantables. Je pense aux militants des Droits de l'Homme persécutés au Maghreb, en Afrique noire, en Chine, en Birmanie et ailleurs ; je pense tout particulièrement à la répression sauvage qui s'abat aujourd'hui sur les Iraniens qui aspiraient seulement à un peu plus de liberté, à un peu plus de considération de la part d'un pouvoir théocratique des plus obscurantistes.
Je vous propose maintenant de respecter un instant de silence à la mémoire du chevalier la Barre et des victimes de l'injustice chez nous et partout dans le monde.